SEREINE APOCALYPSE

 

Je déteste le dimanche.

Le dimanche, le monde n'existe plus, le monde musarde, se terre dans son trou, collapse tranquillement dans un coin, s'abandonne sans retenue dans le coma duveteux de Morphée, perd l'équilibre, perd ses forces, perd ses envies, perd sa vie. Tout le monde meurt le dimanche.

Ne rien faire. Beaucoup de gens adorent. Je déteste. Il n'y a pas de moment où je me hais plus profondément que lorsque je me dissous les neurones, amorphe, affalé devant ce fabuleux chewing-gum des yeux qu'est la TV. Les muscles ne font rien, les globules se meuvent au ralenti, même les paupières ont du mal à assurer le service d'ordre et la poussière s'accumule sur la rétine. Poussiéreux. L'esprit aussi est poussiéreux. Un grand grenier vide avec des toiles d'araignées dans les coins. Neurones neutres, connections déconnectées, pensées dépassées et néant nébuleux digne du plus grand vide astral. Pas le pied.

Je pourrais me lever. Je pourrais faire quelque chose. N'importe quoi d'utile ou d'inutile. Pour une raison insensée qui m'échappe encore, je n'en fais rien. Allez savoir pourquoi, les gens ont une inexplicable et inexorable attirance pour la grande flemme, béate, complète, totale, absolue. L'ordre? Le "calme plat", peut-être? Le mouvement apporte le désordre, le mouvement perturbe, le mouvement est chaotique, et fait grimper en flèche notre entropie personnelle. Le mouvement fait peur. Le mouvement c'est le changement, la mort des petites habitudes, la peur de vivre du fonctionnaire de Breillat. Au diable! C'est le delta qui compte, le delta qui attaque la vie et entame le moral avec le burin de l'irrégularité. Plus on s'enfonce dans l'abîme, plus la remontée du gouffre devient ardue, pénible, impossible. Mieux vaut faire les choses en douceur, avec une régulière constance tintée d'une délicate manœuvre d'infiltration des lignes ennemies, en finesse et en dentelles. L'attaque frontale n'a jamais rien donné. Le refus brut et abrupt non plus. Pour détruire la pomme, il n'y a que la tactique du ver: l'attaque interne qui pourrit les entrailles avant de s'essuyer tranquillement les pieds sur l'enveloppe. Le roseau plie, donc, mais évite la cassure, évite le delta imprévisible qui percute les sens et les laisse sens dessus-dessous, perplexes et désemparés, livides et pitoyables, affaiblis et meurtris. Pour vivre vieux, laissez-vous dériver et oubliez les coins carrés.

Malédiction! Que je me repose? Je me reposerai bien assez tôt, un jour, et pour l'éternité. En attendant, je vois mal pourquoi je prendrais le risque d'entamer un capital-vie déjà bien trop faible à mon goût. La vie? Rien d'autre qu'un jeu vidéo. Un temps limité, des bonus, des points, des pénalités, un bon paquet de niveaux à parcourir, et des gros monstres à la fin de chacun d'entre eux. Pareil. Sauf que là vous n'avez pas demandé à jouer. Pas d'issue, maintenant vous y êtes pour de bon, la pause est interdite et le game over est définitif. Le seul moyen d'en sortir c'est d'aller au bout. Au bout de tous ces putains de niveaux, après les avoir tous explorés un par un, nettoyés, terminés, assimilés. De préférence à 100% pour éviter les regrets, régressions, et autres résidus de sale réminiscence rebelle. La seule issue, c'est d'en sortir vainqueur. Stagner au niveau TV? Non merci. Le temps passe, et je trépasse. Hardi, avançons, avançons! Liquéfions la glu du bourbier, les sommets nous attendent. Création, frustration, jalousie et colère, peur et anxiété, les moteurs ne manquent pas. Ma sérénité reste intacte.

En surface.

A l'intérieur règne le Chaos.

Le monde est fou, savez-vous? Assez fou pour moi, assez fou pour nous. Demain nous sommes les maîtres du monde.

Dump, dump! Ce texte est aussi désarticulé qu'un pantin chétif entre les bras passionnés d'une amante frénétique. Brisons les structures, puisque le Chaos règne.

 

Fumer! Boire! Crevez tous, adeptes de l’autodestruction! Je me consume à petit feu bien assez rapidement pour ne pas m'infliger un surplus de néfaste vermine. Comment peut-on être aussi aveugle, aussi malade, aussi irrespectueux pour s'accabler soi-même de telles tares, pour se ruiner volontairement le corps et l'esprit, comment peut-on autant manquer de lucidité, de discernement et de volonté, au point qu'un maléfique et nocif exutoire prenne à ce point le pas sur la propre personne humaine, sur sa propre liberté, sur sa propre vie? J'ai soif de vie, même si vous la trouvez dure, injuste, immonde, infâme et abjecte! Le jeu en vaut la chandelle. Soif d'oxygène, de pureté, de fraîcheur, de tendresse cristalline, de l'eau limpide issue du rocher, de ce lien fragile et délicat qui maintient un être debout, soif du sang frais de la viande crue, soif de tissus charnels encore animés de la chaleur du mouvement, soif d'intelligence et de beauté sauvage, qui tétanisent l'âme et le corps à grands renforts de frissons glacés, zébrant les sens avec le fer rouge d'une incontrôlable sensation de froid, de peur, de faim, de plaisir, de souffrance, bref: de vie. Privez-vous d'un sens, emprisonnez-vous vous mêmes, perdez le contrôle: vous êtes morts. A ce jeu là, l'erreur est fatale. Pas de seconde chance, et la sanction tombe, immédiatement. Luttez! La volonté humaine l'emportera toujours. Créez! C'est la meilleure des drogues. Aimez! C'est le meilleur des carburants. Qu'importe la fatigue! Qu'importe la souffrance! Qu'importe la douleur! Tous font partie du jeu. La seule issue, c'est d'en sortir vainqueur. Tuons la fatigue! Tuons la souffrance, les peines, le chagrin, les tourments et la tempête! Sachons les apaiser, les approcher, les apprivoiser, pour nous en rendre maîtres, pour les faire notres, pour les dompter, les métamorphoser! La seule issue. La tactique du ver. Pour faire face au froid, il ne faut pas qu'il vous voie. Ne pas faire front. Ne pas refuser la morsure du gel. Mais au contraire se laisser prendre, imprégner, pénétrer par la vague, se laisser engloutir, submerger, noyer. Plus tard l'attaque, à l'intérieur, touchons au cœur, au plus profond de la place forte ennemie. Les éléments sont avec nous.

Iconoclaste? Démesuré? Vertigineux? Ou au contraire d'une terrifiante justesse? La réalité est trop folle pour se contenter d'un ersatz malingre et déplacé. Demain nous sommes les maîtres du monde.

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Italie, pas loin de Florence. Une voiture surgit en trombe au détour d'une ruelle, à tombeaux ouverts, manque de faucher un ou deux piétons et, sans ralentir le moins du monde poursuit sa course folle, à grands renforts de klaxons gras et bruyants.

Norvège, Älesund. Une voiture roule lentement le long de la petite rue qui borde le port. Un piéton surgit et s'engage sur la voie sans ralentir le moins du monde. La voiture freine, stoppe. Laisse passer le piéton. Et reprend sa route avec un petit signe amical. Ne cherchez pas, il n'y a pas un seul passage clouté dans la ville. Ils y sont inutiles.

Sang chaud, sang froid. Latin, scandinave. Emporté, excité, stressé; calme, cool, zen. Bêtise, intelligence. Connerie, lucidité. Orgueil, respect. Soleil abrutissant, fraîcheur des fjords.

Vous hésitez? Pas moi.

 

Pierre Terdiman

 

 

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