SWAP

[la SF revue et corrigée par un coder, in TOXIC MAG]

 

Ca y était!

Pierre tremblait d'impatience et d'excitation: son swappeur était enfin terminé! Encore quelques instants et il pourrait à loisirs remplacer le monde physique habituel désespérément fade et sans surprises par les univers issus de l'imagination fertile de ses auteurs de SF favoris. C'était facile! Il suffisait de coupler un bête scanner à main à un petit système mécanique qui tournait automatiquement les pages du livre choisi: les images scannées une fois converties en texte par le biais du module de reconnaissance des formes étaient ensuite envoyées au noyau central, un gigantesque module d'auto-intelligence artificielle qui analysait l'ensemble, convertissait la substance globale obtenue en paquets d'ondes électriques appropriées et envoyait le tout dans les synapses adéquates de l'utilisateur, via quelques classiques mini-chaoteurs habilement disposés sous l'épiderme. L'influx nerveux ainsi contrôlé agissait sur son cerveau, sur ses sens, sur ses muscles, bref sur tout son être pour produire l'illusion d'un nouveau monde tout aussi réaliste, palpable et tangible que le monde véritable. Du moins, en théorie. Il restait maintenant à passer à la pratique.

Pierre prit un des romans qui ornaient sa bibliothèque et l'inséra dans l'emplacement prévu à cet effet. Il lança le programme. Automatiquement sa vision s'estompa, les couleurs s'éteignirent, tout devint noir. Puis gris. Peu à peu des formes apparurent à ses yeux. Un rocher sur sa droite. Une chaîne de montagnes à l'horizon. La couleur du ciel se modifiait graduellement. Des détails apparaissaient petit à petit: nuages bas, sol enneigé, végétation rare. Pierre comprit: ce n'était que le programme qui modulait les ondes envoyées vers son cerveau en fonction des données progressivement analysées. Il suffisait de prévoir une petite boucle d'attente et de tout lancer à la fin pour éviter ça. L'odeur qui lui parvenait était assez étrange. Pas complètement désagréable, mais complètement inconnue. Où donc avait-il lu que chaque planète avait sa propre odeur, forcément inhabituelle pour le nez de chaque nouvel arrivant? Ce devait être l'odeur de cette planète...

Au bout de trente secondes il réalisa soudain que quelque chose clochait: son sens du toucher n'avait pas été affecté.. 'Merde, un bug!' analysa t-il. Il voyait, il humait, il entendait tout ce que ce nouveau monde avait à lui offrir. Mais il sentait toujours ses fesses sur sa chaise de bureau et son doigt sur la touche Return. Ce qui était d'ailleurs très perturbant, car il se voyait bel et bien debout au milieu d'un grand manteau de neige duveteuse, et ces informations contradictoires ne lui plaisaient pas beaucoup.

Il bougea ses doigts sur le clavier et pressa la touche Escape. Instantanément les deux univers s'échangèrent, le virtuel cédant sa place au réel. Pierre se retrouva assis sur sa chaise, et replongea dans son code.

Il en émergea au bout de dix minutes, un sourire satisfait aux lèvres: 'Ahah! Un JLE à la place d'un JGE! Une erreur de débutant!' ironisa t-il. Pour éviter une recompilation pénible, il modifia juste directement l'opcode en ram grâce à son désassembleur favori. Mais il se dit ensuite qu'il fallait aussi songer à la boucle d'attente. Cinq minutes et vingt lignes plus tard, il relança la compilation, bouillant d'impatience. 'Ca marche, ahah ça marche! Je rêve! C'est vraiment toi le meilleur mon grand!' jubila t-il en silence.

Swap.exe

Un petit compteur apparut à l'écran, s'incrémentant au fur et à mesure du décryptage et de la conversion des données. A 100%, Pierre bascula instantanément de l'autre côté du livre.

Paysage net et clair, couleurs stables et chatoyantes, odeurs intenses, air plus pur que le plus pur des airs islandais terrestres. Pierre sentait ses pieds fermes sur le sol enneigé. Le souffle glacé du vent lui fouettait le visage. Mais il le remarqua à peine tellement il était émerveillé. Incroyable! Ca marchait! Tout son corps était maintenant sous le contrôle neuronal de son programme, et tout fonctionnait à merveille. Ca marchait vraiment! Il éclata de rire et se mit à courir éperdument vers l'inconnu, à la découverte de ce nouvel univers, son univers!

Les heures suivantes furent euphoriques. Il regarda jouer dans la neige de drôles de petites créatures à fourrure agiles comme des chats. Il resta le nez en l'air fasciné par les trois lunes imposantes qui trônaient dans le ciel. Il contempla longtemps la fantastique chaîne montagneuse qui se découpait à l'horizon, et dont la taille semblait défier l'imagination. Pendant quelques heures il oublia totalement le monde 'réel' qu'il avait laissé derrière lui. Ici, il se sentait bien. Il se sentait en sécurité, loin des désagréments habituels de son univers quotidien, loin des gens qui se plaignent, loin des villes suffocantes, loin de la mesquinerie de ses concitoyens, loin de leur désespérant manque d'imagination et de fantaisie. Il méprisait d'ailleurs ouvertement la plupart d'entre eux.

- Bonjour! dit une voix dans son dos.

Pierre fut tellement surpris qu'il faillit trébucher et s'affaler de tout son long dans la neige. Il se retourna vivement et contempla le visage de la jeune femme qui l'avait interpellé et qui l'examinait en retour, visiblement intriguée. Il faut dire, songea t-il soudain, que ses vêtements on ne peut plus banals sur Terre avaient peut être de quoi étonner les habitants de cette planète. Il réalisa en même temps qu'il était strictement habillé de la même manière que son homologue réel. 'Normal!' songea t-il. 'Il n'y a rien dans le texte qui concerne l'accoutrement d'un coder débarqué de nulle part. Pas de data, donc pas d'influence: on garde ce que j'avais en tête et on l'utilise. C'est assez logique.'

Il oublia d'être distrait et rendit tout de même son bonjour à la jolie petite rouquine qui continuait à le dévisager. Non sans continuer à émettre quelques hypothèses beaucoup plus pragmatiques: si c'était un personnage du roman, la voyait-il telle qu'il l'avait lui même imaginée pendant ses lectures, ou selon l'image que l'auteur voulait en donner? Quelle était sa propre part dans tout ça? Les détails laissés dans l'ombre dans le livre étaient-ils éclairés par sa vision personnelle des choses, ou par ses envies? Il envisagea un instant la possibilité d'une interpolation automatique des données manquantes, sans pour autant entrevoir de réponses à ses questions. Apparemment, il était loin d'avoir tout prévu. Mais maintenant qu'il y repensait, il n'avait jamais vraiment envisagé que son bricolage puisse réellement fonctionner! C'est pourquoi il restait des choses à régler...

- Je m'appelle Juliana Astrid Ardais, dit la jeune fille. Qui êtes-vous? Je ne crois pas vous avoir déjà vu dans le domaine. Un invité de mon père?

Juliana Astrid Ardais! Pierre n'en revenait pas. Le nom collait. Par contre, les prénoms étaient de toute évidence tirés de son propre esprit, voire de ses propres fantasmes. Il examina avec un regard neuf celle qui se tenait devant lui, serrant dans sa paume une petite matrice verte portée en pendentif. Elle avait de longs cheveux roux bouclés qui retombaient librement sur ses épaules, le visage rond, une jolie petite frimousse aux lèvres fines, au nez légèrement clairsemé de tâches de rousseur que surmontaient deux grands yeux en amande, couleur d'émeraude.

- Mon nom ne vous dirait rien, répondit Pierre, mais vous pouvez m'appeler Zappy. C'était un pseudonyme qu'il utilisait souvent. 'J'ai bien peur de ne pas être l'un des invités de votre père. Ce que je regrette fort, mademoiselle' dit-il en s'inclinant. 'Je ne suis qu'un voyageur égaré, et je vous remercie: vous venez de m'apprendre en quel endroit du monde mes pas m'avaient mené: sur le Domaine Ardais! Croyez-vous que votre père consentirait à m'accorder l'hospitalité pour une nuit? Comme vous le voyez, je n'ai ni fontes, ni vivres, ni armes: j'ai tout perdu la nuit dernière en passant le col de Scathafel, où mon cheval est tombé dans une ravine, entraînant avec lui le peu que je transportais.'

Il avait inventé en vitesse un mensonge plausible pour justifier, au moins sommairement, sa présence en ces lieux. Sa connaissance poussée de ce monde, dont il avait lu et relu les descriptions des années avant, lui était ici très utile.

- Oh! Mais bien sûr! répondit Juliana. 'Nous fêtons le mariage de ma sœur Marina, le château est rempli d'invités, et nous vous trouverons sans aucun doute un lit pour la nuit! Suivez-moi!' Et elle s'engagea sur un chemin de glace qui longeait une forêt pétrifiée. Tout en marchant, elle continua:

- Vous avez de la chance, Seigneur Zappy. Le col de Scathafel est un endroit extrêmement dangereux à cette époque de l'année! Plus d'un voyageur imprudent y a laissé sa vie...

- C'est exact. Heureusement je suis un voyageur prudent. Il n'était pas très sûr de cette dernière affirmation, mais il se dit qu'il avait tout intérêt à agir comme tel, aussi détourna t-il la conversation sur un sujet moins délicat, quelque chose qui ne conduirait pas la jeune fille à s'interroger sur le lieu de départ de son voyage... Il enchaîna donc:

-Mais dites-moi, Dame Juliana, que faites-vous donc ici, seule au milieu du vent et des glaces, alors que toute votre maison est en fête?

Elle hésita un instant puis répondit:

- 'Aujourd'hui, il n'y en a que pour ma sœur. Tout le monde m'a oubliée et me laisse à l'écart. Je ne m'en plains pas forcément, à vrai dire!' dit-elle en riant. 'Le vent, comme vous dites, est un bon compagnon. Pour le reste... Les filles du château sont toutes stupides, elles ne pensent qu'à porter de jolies toilettes et à plaire aux garçons, qui eux ne rêvent que de batailles et de hauts faits glorieux. Je crois que je ne les comprendrai jamais' termina t-elle en un souffle.

Pierre éclata de rire. Non, décidément, il n'était guère envisageable qu'un tel caractère n'ait pas été généré, directement ou non, par ses propres pensées! Il s'exclama:

- 'Eh bien! Que me vaut l'honneur d'une telle confession? Pensez-vous que je sois si différent de mes congénères?'

Elle se tordit la bouche en une moue adorable.

- 'Je.. Vous êtes différent, il suffit de vous regarder pour s'en rendre compte. De plus...Eh bien..' Elle porta sa main à sa matrice.

Sa matrice!
Malédiction!

Il comprit instantanément le détail qu'il avait oublié: il était au beau milieu d'une planète de télépathes! Et il n'avait tout simplement aucune idée de la manière dont son propre programme allait prendre en compte ce fait. Les informations étaient supposées être transférées vers son cerveau pour produire images, sons, odeurs, impressions... Et ce transfert n'était pas supposé avoir lieu dans l'autre sens! Est-ce que le programme puisait à son tour dans son propre esprit pour gérer et nourrir les télépathes du roman? Cela expliquerait l'influence de ses propres pensées sur le nom et le caractère de la jeune fille. Mais était-ce bien sur? Il ne savait pas très bien quels risques il y avait à jouer ainsi avec ses synapses, mais il ne préférait pas pousser l'expérience trop loin pour cette première fois. Il fallait reprendre son code en détails à la lumière de ces nouveaux paramètres, introduire des sécurités et des protections, en un mot revoir sérieusement l'ensemble. Oui, il avait assez joué pour aujourd'hui.

Un long frisson blanc lui parcourut l'échine.

NON! La touche Esc! Il avait oublié de prévoir une procédure de sortie accessible par son être virtuel!

 

A l'heure actuelle, le petit Zappy ère toujours sur la planète Ténébreuse. Sur sa platine laser, le deuxième album de Juliana Hatfield tourne en boucle depuis trois semaines.

 

Pierre Terdiman

 

 

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